Suave mari magno…

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⬅Le supplice du rat.

L'impossible de G Bataille à G Trakl

 


Suave mari magno…
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Dans les dernières pages des larmes d’Éros, Georges Bataille considère le cliché d’un condamné chinois qui subit le supplice dit de « la mort lente » lequel consiste à dépecer le corps morceau par morceau avant de le désarticuler, comme un spectacle. Quel est ce plaisir prix à humilier « imaginairement » autrui par le regard ?

Bataille parle d’expérience intérieure ; « bras et jambes tranchés aux coudes et aux genoux, les cheveux dressés sur la tête, hideux, hagard, zébré de sang, beau comme une guêpe » (l’expérience intérieure tV p139), associe l’extase à l’horreur. Le spectacle photographique crée une distance avec le visible. Le choc des images permet de rendre réel sans toutefois l’éprouver comme tel. L’œil éprouve à la fois de la fascination et de la compassion pour le spectacle de la mort. La photographie relève d’une esthétique de décomposition telle qu’elle s’exprime chez Baudelaire et telle qu’on la verra en particulier dans l’expressionnisme vers des formes associant la défiguration et le grotesque des corps pour donner au XXe siècle un « immense dispositif mortifère méduséen » pour reprendre une expression de Jean Clair.

 

« Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride

D’où de noirs bataillons

De larves, qui coulaient comme un épais liquide

Le long de ces vivants haillons »

Baudelaire, une charogne, les Fleurs du mal.

 

On passe de la sidération à la banalisation, à un sentiment que ces abominations renvoient à un ailleurs très éloigné de notre propre vie. C’est le ;

 

Suave mari magno, turbantibus æquora ventis,

E terra magnum alterius spectare laborem,

Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas.

Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est.

 

Quand l’Océan s’irrite, agité par l’orage,

Il est doux, sans péril, d’observer du rivage

Les efforts douloureux des tremblants matelots

Luttant contre la mort sur le gouffre des flots ;

Et quoiqu’à la pitié leur destin nous invite,

On jouit en secret des malheurs qu’on évite.

Lucrèce, poème de la Nature, liv. II, vers 1.

 

Selon lequel il y a de la douceur à voir les maux auxquels on échappe soi-même.

Mais cela n’est pas nouveau, l’iconographie religieuse est à ce titre exemplaire, sa sémiologie et sa symbolique sont à situer entre l’attirance effrayée pour le mal et le refus de regarder l’horreur en face. Selon le modèle de la croix, le salut des âmes passe par la destruction des corps. Le plus souvent cette dramaturgie est reconfigurée par une esthétique, car le crucifié ne peut être considéré comme un homme semblable aux autres. Les crucifixions représentent moins la chair abîmée et la douleur qu’elles ne montrent les idéaux esthétiques allant avec l’idée de résurrection.

En 1626, Zurbarán signe devant notaire un contrat avec la communauté des Frères prêcheurs de l’Ordre des Dominicains de San Pablo de Real, à Séville: il doit exécuter 21 tableaux en huit mois. Et c’est en 1627 qu’il peint le Christ en Croix, œuvre admirée à un point tel par ses contemporains que le Conseil Municipal de Séville lui propose de venir s’installer dans cette ville en 1629.

Dans ce tableau, l’impression de relief est saisissante. Le christ est cloué sur une croix au bois mal équarri. Le linge blanc, lumineux, qui lui ceint la taille, le périzonium, avec son drapé savant et déjà baroque, contraste dramatiquement avec les muscles souples et bien formés du corps.

Comme pour Le Christ en croix de Diego Vélasquez peint en 1632, plus raide et plus symétrique, les pieds sont ici cloués séparément. À cette époque, des ouvrages parfois monumentaux disputent des représentations de la Crucifixion et notamment du nombre de clous. Par exemple les Révélations de Sainte Brigitte qui parlait de quatre clous. Par ailleurs, après les décrets tridentins, l’esprit de la Contre Réforme s’oppose aux grandes mises en scène et oriente plutôt les artistes vers des représentations du Christ seul. Enfin, bien des théologiens soutiennent que le corps de Jésus et celui de Marie ne pouvaient être que parfaits. Zurbarán adopte ces leçons, et s’affirme à vingt-neuf ans comme un maître incontestable.

Le visage fin s’incline sur l’épaule droite. La souffrance semble dépassée et laisse place à un ultime songe de résurrection, dernière pensée d’une vie promise dont le corps, non plus torturé mais déjà glorieux, se fait le signe.

C’est en se projetant dans le tableau de Zurbaran que le fidèle en fait une icône de sa foi et retrouve, par là, le sacrifice sanglant du crucifié, alors que l’œil esthète célèbre la liturgie du caravagisme au siècle d’or.


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Francisco de Zurbarán, 1627 Le Christ en croix de Diego Vélasquez 1632

Huile sur toile 290 × 168 cm Huile sur toile  (250 x 170 cm,)

Art Institute of Chicago Museo del Prado, Madrid


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F
pas mal
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