Le supplice du rat.

Publié le par l'art pense.over-blog.com

L'impossible de G Bataille à G Trakl.


le-lion-et-le-rat.jpgThe lion and the Mouse John Doyle (caricaturiste)

C’est au cours d’un entretien avec le bourreau chinois que le supplice du rat est décrit. Il faut d’abord préciser que, à la différence des nombreux supplices cruels qui sont visibles, le supplice du rat n’y est pas exécuté. Le bourreau chinois, son inventeur, présente ce supplice extraordinaire comme son « chef-d’œuvre », mais il déplore que les juges ne l’aient pas retenu : ce n’est pas selon eux une peine applicable. C’est une idée, un fantasme qui produit un traumatisme et un bouleversement mental, mais dont la réalisation n’aurait rien de spectaculaire : le rat est enfermé dans un récipient opaque, et la cruauté à l’œuvre ne se donnerait pas à voir comme elle le serait, par exemple, lors d’un empalement. L’empalement est d’ailleurs la suggestion que propose Freud à son patient, lorsqu’il reste sans voix, incapable de relater ce supplice qu’on lui a raconté.

Même s’il était exécuté, on ne peut le voir : on ne peut que se le figurer. Mais d’où peut provenir le fantasme, ou le schéma mental de ce supplice ?

Une origine possible de ce supplice se situe à la fin des Cent vingt journées de Sodome de Sade :

« au moyen d’un tuyau, on lui introduit une souris dans le con ; le tuyau se retire, on coud le con et l’animal ne pouvant sortir lui dévore les entrailles ».

Si l’on veut comprendre la genèse de ce fantasme, il faut revenir au terrain propice à sa conception, c’est-à-dire à la passion du jardin, et au goût qualifié de « monomaniaque », pour les fleurs. Car le goût des fleurs et la passion du jardin semblent bien, avoir été, à l’époque, une folie contagieuse.

La pratique du jardinage met directement en relation avec la terre, avec les pots, les récipients qui la renferment, et éventuellement, avec les petits animaux qui peuplent le territoire d’un jardin : lapins, taupes, souris et rats. Il s’agit d’un fantasme de jardinier qui est habitué à piéger et à détruire les nuisibles.

Le pot de terre est à l’image d’un corps réceptacle, dans lequel de la vie se trouve enfermée et dont elle peut s’échapper vers le haut, suivant le mode normal du processus de végétation qui peut donner lui-même la représentation générale des phases de transmutation cyclique qui relient la mort à la vie comme deux états qui se succèdent. L’être bulbeux est en puissance de devenir plante, mais comme toute puissance est puissance simultanée des contraires, il peut très bien pourrir ou mourir. La pourriture est l’image de la Mort que la Vie se réapproprie.

Le pot de terre donne aussi une image platonicienne d’un corps prison, d’un lieu d’enfermement et de la clôture d’un espace tombal : la mélancolie de Mirbeau assimile un pot de fleur à une tombe. On peut trouver une expression poétique de cette analogie dans un conte de Boccace, dans lequel une jeune femme ensevelit la tête coupée de son amant tué par ses frères, dans un pot de basilic.

 

Le bourreau vante le supplice du rat : « originalité, pittoresque, science de la douleur, il avait tout pour lui... Et par-dessus le marché, il était infiniment comique... » Pourquoi, ce supplice est-il « infiniment comique » ?

Le bourreau est présenté comme un clown macabre, c’est un personnage grotesque, un bouffon. Le comique des romans de Mirbeau tient à ce que les personnages y énoncent de manière spectaculaire leurs désirs et leurs pulsions sans aucune inhibition, avec une bouffonnerie comparable à celle de l’UBU de Jarry. Chacun dit ce qu’il pense : il profère l’impensé qui l’anime sans jamais censurer l’énormité du propos. Stéphane Mallarmé remarque à propos de la pièce de Mirbeau, L’Épidémie que le comique provient de la sidération de l’aveu de « l’horreur inavouée ».

Cette énonciation produit un effet d’inconvenance qui est à la fois comique et horrifiant. Mirbeau substitue à l’ironie de l’antiphrase le cynisme de l’inconvenance. Comme l’a dit Blanchot, à propos de Sade :

« C’est bien vrai qu’il y a une ironie de Sade ; celui qui ne la pressent pas lit un auteur quelconque à système ; rien qui puisse y être dit sérieux, ou son sérieux est la dérision du sérieux (...) c’est la grande ironie – non pas socratique : la feinte ignorance, mais la saturation de l’inconvenance (quand plus rien ne convient). »

M. Blanchot, Écriture du Désastre, Gallimard, p. 77

Deuxième élément de comique de la scène. Le bourreau est présenté comme un artiste en quête de reconnaissance, avide de donner des explications sur son art auprès de son public. Dans une parodie bouffonne, Mirbeau fait parler le bourreau à la fois doctement et avec passion, en le présentant comme un artiste, un créateur dont le supplice du rat est « un pur chef-d’œuvre. »

La cruauté est une importante source d’inspiration pour la créativité humaine. L’imagination humaine découvre sans cesse de nouveaux moyens de faire souffrir. La richesse iconographique des tourments de l’enfer en témoigne visuellement. C’est l’époque où Rodin sculpte d’après Dante la Porte de l’Enfer et où il dessine des illustrations pour Le Jardin des supplices. Carpeaux sculptera Ugolin.

Le supplice du rat est particulièrement comique parce que le rat se trouve être, tout à la fois, le sujet et l’agent d’un supplice. C’est d’abord lui qui est torturé : il est affamé, enfermé, puis piqué par l’orifice du pot avec une pointe de fer chauffée à blanc. La souffrance qu’il subit enclenche une réaction en chaîne, qui produit un effet de répétition comique. Avec une réversibilité du supplice s’inaugure une contamination diabolique de la douleur qui peut se poursuivre à l’infini, où c’est la victime qui devient à son tour bourreau. C’est en ce sens que Mirbeau déclare que ce supplice est « infiniment » comique. Le rat n’est pas cruel par nature, mais il vient symboliser, dans ce schéma, un inéluctable devenir cruel de la victime.

Un autre élément de comique tient à un comique de situation. Le corps du supplicié devient un terrier dans lequel le rat s’enfonce pour s’y réfugier : « Le rat pénètre, par où vous savez, dans le corps de l’homme... en élargissant de ses pattes et ses dents, le terrier... le terrier qu’il creuse frénétiquement, comme de la terre... Et il crève étouffé, en même temps que le patient. » En tentant de s’échapper, le rat subit un deuxième enfermement, bien pire encore que le premier ; il court inéluctablement à sa perte alors qu’il croit se sauver, mécanisme classique du comique de situation, l’arroseur arrosé. 

Le supplice du rat prend une valeur symbolique dans la mesure où il inverse la vie et la mort. Comme le remarque Freud, le schéma de ce supplice correspond à l’inversion, propre à la théorie infantile de la sexualité, « selon laquelle le fait de sortir de l’anus peut être exprimé par son contraire : entrer dans l’anus ». Ce supplice met en jeu à la fois une pénétration anale et une inversion parodique du processus vital de la naissance. La double mort provoquée par ce supplice correspond au fantasme d’une mort qui se présenterait comme une anti-naissance, en étant le produit d’un accouchement monstrueux, à l’envers.

 

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Valdimir Velickovick naissance 1973. Dessin
Le comique du supplice du rat suppose qu’il prenne une valeur parodique. On a déjà vu que seul, le contexte général du livre permet de comprendre que ce passage intervient comme un intermède, un moment de bouffonnerie intense. Il s’agit en effet d’une pause récréative clownesque qui s’intercale dans une série oppressante de supplices bien plus horrifiants.

Selon le mode imprécis dont le supplice du rat avait été rapporté, comme s’agissant « d’un supplice particulièrement épouvantable pratiqué en Orient », son effet traumatique provient de l’insoutenable indiscernabilitée du réel et du fictif. Ce supplice a été rapporté comme s’il était réellement exécuté en Chine, et non pas comme une cruelle invention française.

Je terminerai la présentation du supplice du rat sur une note comique, strictement réservée à ceux qui apprécient l’humour noir : à quoi bon traiter des patients en temps de guerre, alors qu’ils sont promis à une mort horrible ?

Freud déplore, en effet, à la fin de sa présentation du cas de l’Homme aux rats, le décès de ce patient lors de l’énorme boucherie que fut la guerre de 14-18. Il a ajouté en 1923 la note suivante « Le patient auquel l’analyse qui vient d’être rapportée restitua la santé psychique a été tué pendant la Grande Guerre, comme tant de jeunes hommes de valeur sur lesquels on pouvait fonder tant d’espoir ».
Combien de jeunes hommes prometteurs ont-ils alors été piégés comme des rats et sont-ils morts dans es tranchées, tous victimes de ce que Mirbeau avait anticipé à sa manière, lorsqu’il parlait, dans le jardin des supplices, de ce « vaste abattoir qu’est l’humanité » ? 


L'impossible de G Bataille à G Trakl.

 

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